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Caméra Subjective

20 janvier 2013

A pas de loup

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Dans ce film peu bruyant, on entre en effet à pas de loup.  Il fait nuit, on entend des bruissements de forêt et de vent, qui pourraient aussi bien être la cacophonie sourde de la circulation automobile. La caméra nous place à l'intérieur d'une voiture à l'arrêt, d'où nous apercevons par la vitre arrière trois personnages qui s'avancent. Une petite fille tenant un sac, au milieu, dans la lumière, et deux silhouettes sombres munies de valises qui l'entourent, visibles seulement des pieds aux épaules en raison du 'cadrage' imposé par la vitre arrière. Cette mise en abyme a valeur programmatique : le point de vue adopté sera volontairement subjectif, nous suivrons l'histoire de la petite fille à travers ses yeux et, même si ses parents seront présents, ils ne seront pas incarnés au même titre que l'enfant, vagues fantômes n'ayant pas véritablement de lien avec elle. On note aussi que la petite fille est à l'arrière plan; ses parents la précèdent, ne semblant pas y prêter attention.

La silhouette du père ouvre la voiture, la petite fille s'asseoit docilement, tandis que la silhouette de sa mère lui attache sa ceinture. Le visage de cette dernière est dans l'ombre, seul celui de la petite fille est au centre du plan et éclairé. Deux tresses, un âge que l'on situe entre 6 et 9 ans, les yeux baissés.  Elle ne sourit pas, esquisse une légère moue enfantine. Pas une parole n'est échangée.

La voix de la petite fille brise alors le silence du film, sans que ses lèvres ne bougent. Monologue intérieur : dans cette famille, on ne parle pas. Et, derrière son mutisme apparent, la gamine nous livre une foule d'impressions et de pensées. "Voilà, ils m'ont attachée. Ils sont rassurés. Ils pensent que je suis en sécurité, et maintenant ils vont plus faire attention à moi". Le ton est donné, la douleur perceptible, le désenchantement détaché, presque adulte.

Le débit est étrange, et la voix, au début, m'agace; je pense même à un doublage, avant de noter que le film est français. Intriguée par ce début, je m'attends à ce qu'un dialogue commence, et que l'incipit me donne les repères habituels que j'attends en tant que spectateur : qui sont-ils, quelles sont les relations, comment s'adressent-ils à la gamine, où va aller le film. Mais il ne s'agit pas là d'une technique provisoire -le monologue intérieur que le dialogue réel viendrait trancher, comme dans certains films américains où s'affiche un "narrateur". Le débit monocorde de la gamine continue. Nous sommes bel et bien dans la tête de la petite fille, et nous y resterons jusqu'à la fin. La prouesse de ce film tient en outre dans sa capacité à nous plonger dans son esprit et à nous faire suivre ses tribulations de l'intérieur, sans un seul dialogue. Le film accouche les pensées d'une petite fille, renverse la perspective : muette aux yeux de ses parents, elle se révèle d'une incroyable richesse intérieure. Son autisme forcé crée des dialogues imaginaires : elle 'discute' avec les petites graines magiques qu'un fermier va lui donner, s'entretient avec le poisson qu'elle va trouver un peu plus tard, créant ainsi le lien que ses parents n'ont pas su tisser avec elle.

Au bout d'un quart d'heure de film, l'impatiente que je suis se lasse. La voix de la gamine n'est pas naturelle, elle détache ses mots comme si elle récitait un texte. L'effet de réel -reproduire la spontanéité et le parler d'un enfant- n'est pas spécialement recherché et l'artifice m'agace. Je me lève pour me faire un thé, attendant que le film 'démarre'.

Je me rasseois et persévère.

Bien m'en a pris : après un temps (15 min environ) d'adaptation à la technique particulière de la mise en scène, je me retrouve naturellement plongée dans la tête de l'enfant, à suivre ses aventures avec une attention et une curiosité inattendues. Je suis captivée. Le processus d'identification s'opère. Je ne boirai plus de thé avant la fin du film.

Le pitch : une petite fille et ses parents quittent Paris pour passer le week-end dans leur maison de campagne. Au matin, elle est seule; le père est parti à la pêche, où on apprend qu'il ne veut pas l'emmener. La mère est partie faire des courses. La petite fille est déçue. Ils ne la voient pas, elle ne fait pas partie de leur vie. Livrée à elle-même, la gamine explore la nature environnante, se met en tête de planter des petites graines et de faire pousser des plantes. Un matin, son père passe la tondeuse et détruit le petit jardin. La gamine essaie de sauver ses graines, puis leur fabrique de petites tombes. Arrive le dimanche soir, l'heure de rentrer à Paris. La petite fille se dit qu'elle ne va pas monter dans la voiture, pour voir si ses parents s'en rendent compte. La voiture démarre sans elle. Elle commence à compter, se donnant un chiffre au-delà duquel, selon la superstition enfantine, ils l'auront définitivement oubliée... Ils finissent par revenir, l'appellent et la cherchent; craignant de se faire gronder, elle se cache, espérant qu'ils ne la retrouveront pas. Ils repartent... La petite fille passera quelques jours seule dans la maison puis la forêt, vivra une série d'épreuves initiatiques qui la révèleront à elle-même et à ses parents.

Exister, être vu, vivre et mourir - un cache-cache tragique

Au début du film, ses parents ne la voient pas, tandis qu'elle décrypte le moindre de leurs mouvements (l'oreille droite du papa qui rougit lorsqu'il dépasse les limitations de vitesse). Ensuite, elle choisit volontairement de se soustraire à leur vue. Lors de la halte à la station essence, elle ne repart pas avec eux, pour les tester, pour savoir s'ils se rendront compte qu'ils partent sans elle. Ce n'est pas le cas, et elle doit courir après la voiture pour se signaler. Enfin, elle choisit littéralement de s'anéantir : non plus seulement se soustraire à leur vue mais sortir de leur vie. S'extraire du monde des adultes, s'en cacher, pour pouvoir véritablement vivre. Une recherche sera organisée en forêt, qu'elle va vivre comme une battue, ou une chasse à l'homme, persuadée qu'on la cherche pour la punir. Elle optera pour les recoins sombres de la maison, puis la niche du chien, puis la forêt sous une cabane de branches, et enfin sous la terre, dans une grotte. Les lieux de refuge sont autant de matrices qui la modèlent dans son évolution. Ce sont des mondes enfouis où elle est protégée. Mais c'est aussi une descente vers l'animalité (de la maison à la niche, puis à l'état sauvage en forêt, puis sous terre), vers la non-existence, le néant (son saut dans la grotte le révèle), presque un suicide, une sécession d'avec le monde des adultes. La grotte fait ainsi figure de limbes, certes réconfortantes mais d'où il faudra sortir avant qu'elles se muent en tombeau.

Prendre soin 

Les parents ne prennent pas soin de la fillette affectivement; s'ils veillent à ce qu'elle attache sa ceinture et qu'elle mange, ils ne s'occupent pas de son épanouissement ni ne lui parlent. La petite fille va alors transposer cet amour dont elle a besoin envers des animaux et des plantes. Les graines magiques données par un fermier voisin constituent ainsi une image symbolique de l'enfant ; négligées par la figure du père, elles réussiront à survivre grâce à la volonté de la gamine et en dépit des circonstances, finiront par donner de jolies pousses. Le poisson qu'elle réussit à attraper avec la canne à pêche de son père, initialement prévu pour déjeuner, se transforme en orphelin sur lequel elle va veiller, qu'elle va 'héberger' dans un seau d'eau, et qu'elle va même nourrir. A ses plantes comme à son poisson, elle s'adresse avec un amour maternel bienveillant, prodiguant ainsi ce qu'elle n'a pas reçu. Le parallèle peut toutefois réhabiliter légèrement la figure des parents : si le père et la mère faillent à aimer et soigner leur fille, celle-ci échoue également à protéger ses plantes (les inondant d'eau en pensant les abreuver) et son poisson (qu'elle soustrait de son milieu naturel et qu'elle tient captif dans son seau, comme elle l'était dans la voiture). On peut y lire ainsi la difficulté à savoir ce qui est bon pour celui sur qui l'on veille, et disculper les parents qui, peut-être, pensaient eux aussi 'bien faire' avec la petite fille. Prendre soin ne va ainsi pas de soi.

Grandir ?

Grandir concerne bien sûr en premier lieu la petite fille. Par la solitude forcée d'abord, qui la pousse à une certaine maturité et à un recul notable sur ses parents et elle-même, puis par la rupture choisie avec ses parents, qui constitue un acte fondateur puisqu'elle exerce, pour la première fois sa liberté et sa volonté jusqu'au bout, et qu'elle va se mettre en situation de sevrage. Par sa fugue, elle se fait naître une seconde fois. Elle se met au monde dans tous les sens du terme. Car c'est la survie qui l'attend. Elle doit se débrouiller, du haut de ses 7 ans, 'chasser' sa propre nourriture, se protéger de la pluie, construire une cabane et un lit de fougères, imaginer un barrage, pêcher, se protéger du 'loup' en grimpant aux arbres, changer d'endroit à chaque fois que le danger l'exige. Elle doit surmonter ses peurs, exacerbées par la nuit et la forêt. Les ennemis, d'ailleurs, ne sont pas ceux qu'on croit : la forêt, ses bêtes sauvages et sa flore inconnue s'avèrent des adjuvants, à l'image de "La Bête", figure du méchant loup qui se transforme un allié provisoire. Ils lui permettent de se cacher, la protègent. Le monde des adultes, voilà quel est l'opposant. La figure des parents en premier lieu, à qui elle cherche à échapper de toutes ses forces. Les adultes de l'opération de recherche en forêt, qui ont quant à eux des allures de tortionnaires. Enfin le personnage du pêcheur qu'elle surprend à deux doigts de tuer son "Poisson" et qu'elle pousse dans l'eau pour sauver ce dernier.

Grandir, donc. Se prendre en charge soi-même parce que les autres n'y sont pas parvenus. S'occuper des autres en guise de revanche.

En fin de film, pardonner, et peut-être comprendre ?

A la fin du film, ce sont aussi les parents qui vont évoluer. Ils resteront flous et fantômatiques jusqu'à la fin, mais, à l'image du père dans la scène finale, ils vont progressivement apprendre à voir. Apprendre à voir leur enfant, ce qu'ils n'avaient pas fait jusqu'alors, et, qui sait, apprendre à s'occuper d'elle.

Ce film est une sorte de fable iniatique, de Petit Poucet inversé : abandonnée par ses parents, la fillette choisit ensuite volontairement la solitude. A un moment du film, elle attache aux arbres des petits fils de laine qu'elle arrache à son pull, pour retrouver le chemin de sa cabane lorsqu'elle s'éloigne. Ces fils de laine s'avèreront d'une autre utilité vers la fin du film, et trouveront un écho dans le mystérieux fil rouge, sorte de fil d'Ariane qui conduira la petite fille vers la surprise finale du film. Une fin toute en pudeur et en subtilité, qui m'a arraché des larmes sans prévenir, moi qui ne suis pas un spectateur facile à émouvoir, et alors que le film ne joue pas sur le pathos, préférant une approche en demi-teinte, mélancolique. Un superbe portrait de l'enfance, une claque magistrale administrée aux parents, un mémo doux-amer de l'enfant que nous avons tous été.

img_onthesly_300                                                       On the Sly (A Pas de Loup)

 

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